Géopolitique des nouvelles routes de la soie numériques : enjeux et défis pour l’Europe
Xavier Drouet a ouvert le dîner-débat en soulignant l’omniprésence de la Chine dans l’économie et la diplomatie mondiales. Il a rappelé que la Chine, après des siècles de domination économique et culturelle, a connu un déclin au XIXe siècle avant de renaître comme une superpuissance sous l’impulsion de Deng Xiaoping et de son modèle d’« économie socialiste de marché ». Aujourd’hui, avec les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), lancées en 2013 et renforcées en 2017 par une dimension numérique, la Chine cherche à redessiner les équilibres géopolitiques et à imposer sa vision d’un nouvel ordre mondial.

Les nouvelles routes de la soie : un projet multidimensionnel
Une ambition historique et géographique
Xavier Drouet a commencé par un rappel historique :
- La Chine a été la première puissance économique mondiale en 1820, avant de subir un déclin au XIXe siècle sous la pression coloniale occidentale et les guerres (Japon, guerre civile).
- Depuis 1976, la Chine a adopté une économie socialiste de marché, marquée par son adhésion à l’OMC en 2001 et une croissance fulgurante dans les années 2000.
- Les nouvelles routes de la soie, annoncées en 2013, sont un projet pharaonique visant à relier la Chine à l’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine via des infrastructures terrestres, maritimes et numériques.
Les infrastructures physiques : un réseau tentaculaire
- Voies maritimes : la Chine investit massivement dans des ports stratégiques (Gwadar au Pakistan, Piraeus en Grèce, Djibouti, etc.).
- Voies ferroviaires : deux corridors majeurs ont été développés :
- Le Corridor Nord, reliant la Chine à Rotterdam via la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne (12 000 km).
- Le Corridor Médian, évitant la Russie, passant par l’Asie centrale et la Turquie pour rejoindre l’Union européenne.
- Voies routières : un axe transasiatique relie la mer Jaune à la Turquie, complété par des autoroutes en Afrique et en Asie du Sud-Est.
Objectifs stratégiques :
- Sécuriser les approvisionnements en énergie et matières premières.
- Désenclaver les provinces chinoises (ex. : Xinjiang).
- Renforcer la cohésion territoriale et la légitimité du Parti communiste chinois.
Les routes de la soie numériques : une composante stratégique
Les infrastructures numériques chinoises
Xavier Drouet a insisté sur la dimension numérique des nouvelles routes de la soie, développée depuis 2017 :
- Câbles sous-marins : 450 câbles dans le monde, dont certains contrôlés par la Chine (ex. : câble PIS PEACE, reliant le Pakistan à l’Europe via la mer Rouge et Marseille).
- 5G : la Chine compte 4,5 millions d de stations de base et antennes 5G et 1 milliard d’abonnés. Huawei, leader mondial, exporte cette technologie en Asie, Afrique et Amérique latine, malgré les restrictions en Europe et en Amérique du Nord.
- Satellites : 906 satellites chinois en orbite en 2025, avec un projet de 13 000 satellites supplémentaires d’ici 2029. Ces satellites, souvent militaires, permettent une couverture mondiale et le déploiement du système de navigation Beidu, concurrent du GPS.
- Intelligence artificielle (IA) : utilisation massive pour la surveillance (reconnaissance faciale, contrôle social traçage des dissidents) et l’exportation de technologies de traçage des dissidents contrôle social (ex. : Zimbabwe, Iran, Ouganda).
Une stratégie d’influence globale
- Contrôle des données : les câbles sous-marins et les satellites permettent à la Chine de maîtriser les flux de données et de promouvoir sa propagande numérique.
- Diplomatie du sourire : la Chine utilise des partenariats bilatéraux pour étendre son influence, souvent via des prêts asymétriques (ex. : piège de la dette au Sri Lanka).
- Collier de perles numérique : un réseau de bases et d’infrastructures stratégiques (ports, câbles, satellites) encerclant l’Inde et l’Asie du Sud-Est, renforçant la présence militaire chinoise.
Les défis pour l’Europe
Une Europe coincée entre deux superpuissances
Xavier Drouet a décrit l’Europe comme prise entre deux feux :
- Les États-Unis, dominants sur les logiciels et plateformes (GAFAM) et l’IA.
- La Chine, leader sur les infrastructures (5G, câbles, satellites) et N°2 mondial sur l’IA.
Problématiques clés :
- Dépendance technologique : l’Europe accuse un retard en microélectronique (ex. : ASML vs Huawei) et en IA.
- Souveraineté des données : comment protéger les données européennes face aux lois extraterritoriales US et chinoises ?
- Régulation : l’AI Act et les droits de douane sont-ils suffisants pour limiter l’influence chinoise ?
Les faiblesses chinoises : des opportunités pour l’Europe ?
- Démographie : vieillissement de la population et baisse de la population active (7 millions de chinois en moins par an).
- Économie : ralentissement de la croissance (16,4 % du PIB mondial en 2024, contre 18,4 % en 2021).
- Résistances locales : certains pays (Malaisie, Kenya, Thaïlande) ralentissent ou annulent des projets BRI en raison de dettes insoutenables.
Leviers d’action pour l’Europe :
- Investir dans des niches technologiques (ex. : biotechnologies, énergie renouvelable).
- Maintenir sa compétitivité académique (mathématiques, physique quantique)
- Renforcer la coopération intra-européenne pour éviter les divisions.
- Profiter des faiblesses chinoises pour négocier des partenariats équilibrés.
Questions et réflexions clés
Faut-il interdire ou réguler les technologies chinoises ?
- Exemple de Huawei : l’Europe et les États-Unis ont restreint son accès à leurs marchés. Faut-il étendre ces restrictions à d’autres secteurs (ex. : voitures connectées, data centers) ?
- Risque de dépendance : comment concilier ouverture économique et protection stratégique ?
Quel rôle pour l’Inde et l’Afrique ?
- L’Inde : un acteur émergent avec une innovation frugale qui renforce son dynamisme technologique (ex. : hub de services à Bombay) et une stratégie distincte de celle de la Chine.
- L’Afrique : un terrain de confrontation sino-russe, où la Chine investit dans les infrastructures et la Russie (via Wagner) dans le contrôle politique et l’exploitation minière.
Comment préserver un modèle Internet européen ?
- Contrôle des données : comment éviter que les données européennes ne soient captées par des lois extraterritoriales chinoises et US?
- Modèle européen : peut-on créer un Internet souverain, porteur de valeurs démocratiques ?
Conclusion : un équilibre fragile
Xavier Drouet a conclu en soulignant que les nouvelles routes de la soie numériques sont bien plus qu’un projet économique : elles sont un outil de puissance pour la Chine, visant à redéfinir les équilibres mondiaux. L’Europe doit :
- Trouver un équilibre entre coopération et protection.
- Investir dans des technologies souveraines (ex. : biotechnologies, énergie).
- Renforcer sa cohésion pour peser face aux États-Unis et à la Chine.
Question ouverte : l’Europe parviendra-t-elle à concilier souveraineté technologique et dépendance économique face à la Chine ?






