Un court post pour inviter à la discussion au sein du Club sur ces questions sociétales
Les réseaux sociaux, fossoyeurs des sociétés connectées ?
Business first
A la lecture de l’interview de David Chavalarias publiée dans le journal « Le 1 » (références mentionnées en fin de post), il apparait clairement que la démocratie et la cohésion sociale sont mises à mal par les réseaux sociaux, en raison des algorithmes sciemment mis en oeuvre par les plateformes, pour générer de l’engagement, et donc du clic/scroll amenant la possibilité de placer des messages publicitaires.
L’IA va vraisemblablement jouer un rôle d’amplificateur
Les grandes plateformes investissent massivement sur l’intelligence artificielle, avec évidemment un objectif de retour sur investissement. Aujourd’hui déjà 20 à 30% des posts sur les réseaux sociaux sont émis par des robots, il est vraisemblable qu’avec les IA conversationnelles la capacité à générer de l’engagement va être de plus en plus sophistiquée.
Exploitation de biais cognitifs
Les algorithmes exploitent notamment le biais de négativité qui va naturellement pousser un individu à réagir aux informations et évènement négatifs. Au bilan, explique David Chavalarias, la proportion de contenus toxiques est de 50% supérieure à celle attendue (publications des personnes auxquelles on est abonné). C’est en ce sens « un miroir déformant de la réalité ».
D’autres aspects comme la tendance à la bipolarité sont évoqués dans l’article que je ne vais pas reprendre en entier.
En point de sortie, deux questions sont posées.
Comment lutter ? Est évoquée la piste FranceConnect qui permettrait d’identifier sans erreur des concitoyens sans qu’il soit nécessaire de communiquer à des plateformes étrangères des documents personnels relatifs à notre identité.
Y a-t-il des réseaux plus vertueux ? Sont évoquées les solutions issues du logiciel libre comme Mastodon.
Quelles réflexions en découlent ?
Un enjeu d’éducation
A la fin de la lecture, ma réflexion personnelle était que, dans ce contexte, plus qu’auparavant, l’école et les parents doivent redoubler de vigilance. Les biais cognitifs exploités par les réseaux sociaux peuvent conduire à la formation d’esprits plus étroits et polarisés. En mettant l’accent sur le négatif, les contenus viraux ont tendance à encourager une vision du monde binaire, manichéenne, qui laisse peu de place à la nuance et à la complexité de la réalité.
Dans un contexte éducatif, cela peut être problématique car cela nuit au développement d’une pensée critique, ouverte et nuancée, laissant se propager a contrario des erreurs voire des contre-vérités. La facilité du scroll peut les amener à se fier davantage aux informations rapides et superficielles diffusées sur ces réseaux-plateformes, au détriment d’une réflexion plus approfondie et nuancée, qui exige de prendre le temps de lectures plus longues — sans surprise cela nous ramène également au fameux adage qui s’applique dans le monde capitaliste : si c’est gratuit (en apparence), c’est toi le produit (Courte vidéo d’ARTE). Si on se fie aux chiffres avancés par Michel Desmurget (La fabrique du crétin digital, Le Seuil, 2019), dans la tranche d’âge 13-18 ans, ce sont en moyenne 6h45 passés devant les écrans des tablettes et smartphones.
Il y a une double urgence : protéger nos enfants des plateformes qui monétisent l’attention et proposer des alternatives éthiques.
Prendre les plateformes à contrepied
Etant donné les travers de ces réseaux sociaux guidés par la profitabilité, la tentation pourrait être de les déserter pour recréer des communautés sur des plateformes plus saines (cf. l’option des communs numériques mentionnées ci-après).
Mais combattre ces réseaux sur le propre terrain n’est pas une option à écarter. Le cas échéant, puisque les algorithmes exploitent un biais de négativité, une manière de les contrer pourrait être de ne pas entrer dans ce jeu mortifère et au contraire de privilégier les posts porteurs d’une vision positive, au détriment de la viralité/popularité de ses publications.
Se tourner vers les communs numériques
Pour disposer de plateformes décentralisées dans lesquelles on retrouve une véritable liberté d’expression, dans lesquelles les publications et leur circulation ne sont pas contrôlées par des algorithmes tournés vers la profitabilité, dans lesquelles les données que nous publions nous appartiennent (portabilité), dans lesquelles on peut maitriser son audience… une option est de se tourner vers les communs numériques, ce qui implique d’y entrainer les communautés avec lesquelles nous souhaitons pouvoir échanger.
Pour mémoire, les communs numériques peuvent être définis comme “une communauté de producteurs et d’utilisateurs qui gèrent une ressource numérique en vue de son enrichissement dans le temps à travers des règles de gouvernance conjointement élaborées et dont ils protègent le libre accès face aux tentatives d’appropriation exclusive.” (référence: CNNum)
Un lien avec la souveraineté numérique
Tous ceux qui s’intéressent aux enjeux du numérique savent que l’ultra-domination par un faible nombre d’acteurs privés à but lucratif est un sujet d’inquiétude. Les GAFAM et BATX ont atteint des cours de valorisation qui dépassent le PIB de certaines nations et leur pouvoir n’est plus à démontrer. Cette situation est pointée du doigt par des acteurs influents de la sphère numérique, comme Gilles Babinet (Il y a un glissement de souveraineté des Etats vers les GAFA, France Inter, 14 août 2018), sans pour autant que les choix politiques soient en mesure d’amener un point d’inflexion sur la dangereuse pente de la dépendance numérique.
Même si la régulation européenne sur le plan juridique tend à fixer des limites, il n’en demeure pas moins que l’Europe se retrouve acculée. La souveraineté exige des investissements qui ne sont pas soutenables à l’échelle nationale. Comme l’indiquait Vincent Coudrin (responsable mission cloud à la Direction interministérielle du numérique) à l’occasion d’un récent échange, il faudrait qu’au niveau politique un leadership s’affirme pour rassembler plusieurs nations européennes au tour d’un projet commun, en mesure d’investir dans des infrastructures et plus globalement une capacité (au sens militaire) qui permette de faire émerger un acteur en mesure de servir les besoins civils et militaires, publics et privés, de sorte que le volume d’utilisateurs soit suffisant pour assurer la soutenabilité économique dans la durée. Vaste programme…
Impuissance de la sphère politique
Le Sénat a constitué le 1er juin 2023 une commission spéciale chargée d’examiner un projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, commission présidée par Catherine Morin-Desailly, avec comme rapporteurs Patrick Chaize et Loïc Hervé, réunissant 10 vice-présidents, 3 secrétaires et 21 membres.
La page réservée aux travaux portés par cette commission plante parfaitement le décor : « La question de la régulation du numérique est devenue un sujet central des politiques publiques, avec le développement ces dernières années d’entreprises extrêmement puissantes qui disposent maintenant d’une influence majeure, tant économique que politique ou sociétale. »
Une proposition de loi est successivement présentée au Sénat, à l’Assemblée nationale, devant une Commission mixte paritaire, avant d’être soumise à l’approbation du Conseil constitutionnel, puis d’être promulguée : loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (n° 2024-449 du 21 mai 2024), parue au JO n° 117 du 22 mai 2024.
On ne peut donc pas dire que les instances politiques se désintéressent du sujet. La Nation se donne les moyens de la réflexion. Mais la régulation dans un monde globalisé ne permet pas d’obtenir les effets escomptés. L’innovation au service des intérêts mercantiles se poursuit sous nos yeux.
Ce post fait suite à la lecture du journal « Le 1 » en date du 16/10/2024
Cette édition n°517 du journal consacre une pleine page à Naomi Klein. Mais ce post est directement en lien avec l’article relatif à l’entretien avec le mathématicien David Chavalarias, directeur de recherches au centre d’analyses et de mathématiques sociales du CNRS, auteur de Toxic data (Flammarion), dont les propos sont recueillis par Lou Heliot et Julien Bisson
En lien avec ce post…
France Inter : débat du 7/10, 13 novembre 2024, Réseaux sociaux : une menace durable pour la démocratie ?
CNNum :
- lettre du Conseil #57, octobre 2023, pour une approche ouverte des réseaux sociaux
- lettre du Conseil #101, novembre 2024, Musk n’est pas notre projet. En voici un autre.
Nombreux sont les essais qui dénoncent les travers des réseaux sociaux, mais ils ne sont visiblement pas suffisamment lus au vu la dérive insidieuse qui se poursuit… Plus graves, des affaires comme les facebook files dénoncés en 2021 par Frances Haugen, ne se sont pas traduits par un rejet des utilisateurs.
Parmi les ouvrages recommandables, on peut citer par exemple Propagande de David Colon (2021). L’un des propos frappant et a priori contre-intuitif est abordé dès l’introduction en indiquant que la propagande touche en priorité les milieux les plus cultivés et les plus à même d’accéder à l’information. L’explication : plus l’individu est exposé à la complexité du monde et une information riche, plus il a besoin d’explications simples, d’une grille de lecture qui lui permette de s’inscrire dans une vision collective et lui laisse croire qu’il comprend le monde qui l’entoure.
Le CNNum, déjà cité, mène également des travaux éclairants sur ce sujet, à lire sur leur site. A écouter / regarder « le réseau social du futur sera avant tout un protocole« , interview de Jean Cattan, 26 février 2024.
Parmi les membres actifs du CNNum, Gilles Babinet avait indiqué dans un post sur X(Twitter) « Il faut le dire et le redire : la régulation des réseaux sociaux est insuffisante (même post DSA) et met en danger la démocratie. Le @CNNum a entre autre appelé a ce que les algorithmes de recommandation ne soient plus contrôlés par les plateformes ». Dans ce post Gilles Babinet relayait une tribune relative à l’impact de la manipulation des affects par ces plates-formes, de Daniel Lacerda, publiée le 1er août 2024 dans le journal Le Monde « Les réseaux sociaux sont une arme politique de destruction massive« .
Les récents rendez-vous électoraux ne démentent pas cette tendance, bien au contraire. A cet égard, je ne saurais trop recommander l’excellent site politoscope.org qui avait publié un article intitulé « minuit moins dix à l’horloge de Poutine« , article éclairant sur les manoeuvres de fond qui visent à prendre le pouvoir par la manipulation de l’information.
In fine, la lecture de cet article résonne avec bien d’autres lectures et échanges. Mais puisqu’il faut s’arrêter dans la rédaction de ce post, mentionnons les travaux d’Henri Verdier, profondément attaché à la notion de « communs », qui avait déjà identifié la plateforme Mastodon en 2017, était déjà convaincu de l’intérêt des communs numériques avant d’arriver à la tête de la DINSIC (devenue DINUM), et qui défend aujourd’hui encore l’intérêt de cette approche dans ses fonctions d’Ambassadeur pour le numérique au sein du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Il a publié le 24 juin 2022 un rapport sur les communs numériques : un levier essentiel pour la souveraineté européenne.